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“La psychanalyse s’enseigne-t-elle ?” par Franz Kaltenbeck

L’enseignement de la psychanalyse ne se limite pas à un seul lieu privilégié ni à une institution unique. Certes, la psychanalyse a trouvé accueil dans quelques départements universitaires à travers le monde et ils font un excellent travail. Mais, d’une part ils sont peu nombreux, d’autre part ils n’ont ni la prétention ni la compétence pour assumer à eux seuls la formation intégrale du psychanalyste. Celle-ci prend sa source dans une expérience personnelle, voire intime, du sujet, la psychanalyse didactique qui, elle, ne saurait être assurée par l’Université. Ce sont plutôt les associations et les écoles de psychanalystes qui ont vocation à garantir cette formation, pour autant qu’elles disposent d’un certain nombre d’analystes capables d’amener un analysant jusqu’à ce point de son analyse où il pourra éventuellement prendre lui-même la position du psychanalyste. Pour des raisons inhérentes à l’histoire de la psychanalyse, ces institutions sont multiples. Elles ont pourtant une tâche commune : elles doivent s’offrir comme un lieu où l’on apprend la théorie, la clinique et l’histoire de la psychanalyse ; elles ont à extraire un savoir très particulier de l’expérience personnelle des analyses thérapeutiques et didactiques conduites par les analystes ; et, enfin, elles se conçoivent aussi comme des laboratoires de recherches, avec l’ambition de développer un savoir nouveau.

Ce n’est pas un hasard si Freud a écrit ses trois premiers livres, La science des rêves, La psychopathologie de la vie quotidienne et Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, lorsque sa correspondance avec W. Fliess perdait de son importance. Son ami Fliess avait joué pour lui le rôle de l’analyste. Avec ces livres, Freud ne s’adressait plus à un partenaire unique, il ne les dédiait pas non plus à ses collègues de la faculté de médecine, et il n’avait pas encore d’élèves rassemblés autour de lui. Il offrait plutôt ses ouvrages à l’humanité entière.

Certes, il n’a pas atteint les masses avec ses premiers livres, mais seulement quelques individus venant d’horizons très différents : médecins, étudiants, historiens, juristes, artistes, etc. Mais il n’a fallu que quelques années de plus pour que sa pensée passe dans d’autres pays, sur d’autres continents.

Freud avait pourtant une autre ambition : ne pas offrir uniquement son savoir, mais aussi sa « méthode », la psychanalyse comme thérapie des « psychonévroses ». À partir de là, son enseignement, formulé dans un style accessible à tous, se voulant universel, retrouve sa dimension particulière. Comment devient-on psychanalyste ? Cette interrogation s’ajoute à la question que formule notre titre, elle la déplace en même temps.

« Si on me demande de savoir comment on peut devenir psychanalyste, alors je réponds : par l’étude de ses propres rêves. » Cette phrase de Freud figure dans la troisième de ses leçons à la Clark University (septembre 1909). Elle nous paraît aujourd’hui bien peu exigeante. Elle a cependant une grande portée. D’une part, l’interprétation des rêves était à l’époque au centre de la cure. D’autre part, La science des rêves était un livre maudit par les adversaires de son auteur. C’est seulement trois ans plus tard (1912) que Freud adopta un principe toujours en vigueur : quiconque veut pratiquer la psychanalyse doit avoir fait lui-même une analyse avec « quelqu’un d’expérimenté en la matière ». La fondation, en 1910, de l’Association Psychanalytique Internationale avait la visée de protéger l’authenticité freudienne contre « les psychanalystes sauvages », ceux qui s’autorisaient de Freud sans accepter sa doctrine.

Mais l’extension de cette association jusqu’au nouveau monde posait un problème inédit : sur quels critères allait-on admettre dans un groupe lointain de nouveaux membres que personne ne connaissait ailleurs ? L’idée d’un « diplôme pour psychanalystes » surgit alors dans la tête d’Oskar Pfister qui la soumit au Congrès de La Haye (1920). Mais Sandor Ferenczi refusa cette motion dans une lettre au « comité secret ». La formation du psychanalyste devint alors un souci majeur de l’Association. C’est à partir des travaux de l’Institut de Berlin que l’on formalisa la formation. On introduisit le contrôle et on distingua l’analyse thérapeutique de l’analyse didactique. Séparation à laquelle Ferenczi s’opposa dans sa communication sur la terminaison des analyses, en 1927.

Un an auparavant, Freud avait été amené à protéger Théodore Reik, un de ses élèves les plus fidèles, contre l’accusation de charlatanisme. Par cet acte, il défendit aussi un principe qui lui tenait à cœur : celui de l’analyse profane. Son pamphlet La question de l’analyse profane (1926) n’a, hélas, rien perdu de son actualité ! Freud avance dans cet « entretien avec un homme impartial » les raisons de l’autonomie de la psychanalyse vis-à-vis de la médecine. Si « l’école supérieure de psychanalyse » qu’il appelle de ses vœux inscrira certaines matières médicales — comme l’anatomie — dans son programme, elle ne se subordonnera pourtant pas à la faculté de médecine. Elle offrira aussi bien des cours de littérature, de mythologie ou de science des religions.

À la fin de sa vie, Freud s’interrogea à son tour sur la fin de l’analyse. L’analyse doit donner au candidat la conviction ferme que l’inconscient existe, écrit-il, en recommandant aux analystes de reprendre une cure tous les cinq ans.

Jacques Lacan revient en 1967 sur ce point crucial. Qu’est-ce qui permet de décider si quelqu’un sera capable d’exercer la psychanalyse ? Cette décision ne peut se prendre qu’à la fin de l’analyse. Il faut donc vérifier si cette fin a été atteinte et si l’analyse a fait de ce sujet un psychanalyste. Est-ce qu’elle a engendré le « désir de l’analyste » qui lui permettra d’opérer à son tour comme psychanalyste ? Pour cette vérification, Lacan a inventé un dispositif et une procédure : « la passe ». Le sujet y témoigne du chemin qui l’a amené à la place du psychanalyste. Comme l’a écrit Freud, il faut avoir éprouvé la psychanalyse « avec son propre corps » ; elle ne s’apprend pas dans les livres ; on ne devient pas psychanalyste en écoutant des conférences.

Et pourtant, les enseignements psychanalytiques sont indispensables. Ils éclaircissent la pratique, ils mettent la clinique à l’épreuve, ils enseignent la psychopathologie. C’est l’une des raisons pour lesquelles des éducateurs, des psychologues, des psychothérapeutes, des psychiatres et même des enseignants vont parler de leur pratique avec des psychanalystes, lors d’entretiens de « contrôle » ou de « supervision ». Les enseignements analytiques et leur publication permettent également au grand public de rencontrer la psychanalyse avant d’aller voir un psychanalyste. Mais ils ont avant tout la fonction de transmettre la psychanalyse dans un langage clair et simple, sans pour autant renoncer à sa complexité.

Par Franz Kaltenbeck