
Séminaire théorique : la cause de l’exil
Séminaires théoriques
La cause de l’exil
Frédéric Yvan
Si l’exil désigne le fait de séjourner à l’extérieur, hors de son lieu d’origine et, ainsi, se retrouver étranger ailleurs, que peut signifier l’expression « sujet exilé » dans le champ de la psychanalyse ? Cette interrogation nécessite dès lors de s’intéresser à un lieu originaire d’où le sujet serait expulsé et qui caractériserait fondamentalement la condition humaine comme celle d’un exil. Qu’en est-il de ce lieu originaire? Peut-on même concevoir une telle origine en psychanalyse? C’est que l’origine apparaît toujours comme un mythe en psychanalyse ; ainsi dumythe du père de la horde primitive dans la pensée de Freud. Si l’origine signifie le commencement, la première apparition ou manifestation de quelque chose, l’Autre, ayant toujours été déjà-là, ne peut constituer une origine pour le sujet.
Pour Freud, l’exil peut déjà être compris comme métaphore de la séparation primordiale de l’enfant avec sa mère et avec le corps de celle-ci. En théorisant l’ « objet perdu », Freud conçoit d’une certaine manière un exil du sujet qui serait à l’origine même de la subjectivité. C’est cet exil qui donnera naissance au fantasme de retrouvailles avec cet objet, comme un retour sans cesse désiré, œuvrant dans les choix inconscients du sujet. N’est-ce pas aussi les effets de cet exil que Freud observe dans le jeu de la bobine de son petit-fils Ernst, que l’enfant associe à la répétition des signifiants « Fort / Da » – « Là-bas / Ici »? Ce jeu et ces paroles ne sont-ils pas l’invention de l’enfant lui permettant de réguler l’absence / présence de la mère comme son propre exil répété ?
Cet exil fondamental du sujet se double pour Lacan d’un autre exil tout aussi fondamental : celui de devoir habiter le langage. Le « parlêtre », comme l’écrit Lacan, désigne alors la condition d’un exil : celui de sa simple nature d’être vivant. Lacan utilise par ailleurs littéralement le terme d’exil alors qu’il s’attache à rendre compte de la constitution de l’Idéal du moi : le trait signifiant emprunté au père est « comme la patrie que l’exilé emporterait à la semelle de ses souliers(1) ».
Dans son essai L’inquiétante étrangeté (1919). Freud développe d’une autre façon cette notion d’exil. Il y décrit notamment l’expérience d’une désorientation spatiale dans un système de lieux en même temps que ce système serait pourtant orienté par un même point; sorte de point d’aimantation du mouvement pour ainsi dire. C’est ce point qui est unheimlich : c’est-à-dire, comme le formule Freud, qui est « le “Heimliche-Heimische”, c’est-à-dire l’“intime de la maison” »; l’intime ou le plus familier et pourtant le plus étranger. Tout au long de son œuvre, Freud a conféré à l’étranger (Fremde) et au processus à travers lequel quelqu’un ou quelque chose le devient (Entfremdung) une véritable dimension métapsychologique. L’Unheimlich participe aussi de l’étranger en nous, de son inquiétante étrangeté faisant de chacun un exilé. Jacques Lacan conçoit-il autre chose en choisissant le terme « extimité » pour désigner la situation ou la localité de la Chose – das Ding ?
Das Ding apparaît comme la part inerte, fixe, constante et irréductible du prochain (la mère) – la part absolument autre. Et c’est parce que das Ding est l’absolument autre que Lacan l’associe explicitement au Fremde, à l’étranger et au dehors : « Le Ding comme Fremde, étranger […], en tout cas comme le premier extérieur, c’est ce autour de quoi s’oriente tout le cheminement du sujet.2 » Das Ding est donc simultanément et structurellement cette extériorité ou ce dehors primordial et le point d’orientation ou l’axe de révolution de la subjectivité. Et ce dehors de la Chose est un dehors absolument inappropriable : c’est le dehors absolu de l’« Autre absolu » autour duquel prend consistance la réalité d’un sujet : « Das Ding, c’est ce qui – au point initial, logiquement et du même coup chronologiquement, de l’organisation du monde dans le psychisme – se présente et s’isole comme le terme étranger autour de quoi tourne tout le mouvement de la Vorstellung […].3 » Cette position formule son extimité : « Car ce das Ding, qui est là au centre, est justement au centre en ce sens qu’il est exclu, […], étranger à moi, tout en étant au cœur de ce moi […].4 » Par ce terme Lacan signifie que le plus intime participe d’une radicale extériorité.
Nous nous intéresserons donc à ce lieu fondamental du sujet, auquel Freud a donné un nom et que Lacan a théorisé : das Ding. Nous nous attacherons aux modalités de sa constitution en même temps qu’à son articulation avec l’exil dans le langage.
1 J. Lacan, Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient (1957-1958), Le Seuil, Paris, 1998, p. 289.
2 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Le Seuil, Paris, 1986, p. 65.
3 Ibid., p. 72.
4 Ibid., p. 87.
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